Sur la comparaison entre Harvard et loi LRU
Forum de libre expression d'enseignants et étudiants en philosophie à Toulouse le Mirail :: archives :: Informations archivées
Page 1 sur 1
Sur la comparaison entre Harvard et loi LRU
OUBLIEZ HARVARD
La comparaison avec le "modèle américain" fausse le débat sur la loi Pécresse
> Le débat autour de la loi Pécresse sur les universités souffre d'un
> malentendu fondamental, lui-même résultat d'une ignorance profonde en
> France de tout ce qui tient aux Etats-Unis. Ce malentendu est
> malheureusement entretenu par tous ceux à l'extrême-gauche qui voient
> dans les projets actuels un programme néo-libéral d'américanisation de
> l'enseignement supérieur. Disons-le : la loi Pécresse n'a absolument
> rien à voir avec le "modèle américain," et avant d'invoquer l'exemple
> de Harvard, partisans et adversaires de cette loi devraient prendre le
> temps de s'informer sur la façon dont cette honorable institution
> fonctionne.
>
> La première caractéristique de l'université américaine est en effet la
> séparation stricte entre l'évaluation scientifique (confiée aux seuls
> chercheurs dans le cadre d'organes scientifiques indépendants), le
> pilotage stratégique et financier (assuré par des conseils
> d'administration, les boards of trustees, dans lesquels le secteur
> privé a une influence variable, mais pas toujours prépondérante), et
> la gestion administrative et humaine des établissements, relevant de
> présidents et d'administrateurs étroitement subordonnés aux
> différentes instances de contrôle externe mentionnées. Dans tout cela,
> l'Etat n'intervient aucunement. Or, la loi Pécresse consacre un modèle
> inverse, autoritaire et étatiste : tous les choix proprement
> scientifiques restent aux mains de l'Etat central, les pouvoirs de
> gestion et de pilotage sont confiés aux seuls présidents d'université,
> tandis que chercheurs et conseils élus sont marginalisés.
>
> En France, les diplômes sont validés par l'Etat en fonction de
> priorités fixées par l'Etat ; aux Etats-Unis, leur création est libre,
> et leur validation confiée à des experts indépendants choisis par les
> conférences régionales d'universités. En France, le financement de la
> recherche est de plus en plus géré de manière centralisée par l'Agence
> Nationale pour la Recherche, organisme d'Etat dont les experts sont
> nommés par l'Etat, et qui applique à court terme les stratégies
> définies par le Ministère. Quel rapport avec les endowments
> américains, ces fonds gérant de manière indépendante des ressources de
> long terme ? Quel rapport avec les évaluations américaines de projets
> de plus court terme, systématiquement confiées à des chercheurs
> totalement indépendants de l'organisme payeur, a fortiori du
> gouvernement fédéral, et sans volonté de pilotage en amont ? Quant aux
> présidents d'universités américaines, des systèmes complexes
> d'équilibre des pouvoirs les gardent partout sous tutelle, au point
> que celui de Harvard a dû démissionner l'an passé pour avoir froissé
> ses administrés par des propos à tonalité misogyne. Political
> correctness, peut-être, mais l'on est aux antipodes de la
> concentration des pouvoirs proposée en France....
>
> Parlons aussi argent. En 2006, la recherche universitaire américaine a
> été financée à hauteur de... 5% par les entreprises, un pourcentage en
> baisse depuis dix ans, et à 70% par l'Etat fédéral et les Etats
> fédérés! Les 25% restant provenaient pour l'essentiel des ressources
> propres des universités, dont nos gouvernants ne semblent pas avoir
> bien pris la mesure : en 2007, Harvard disposait de 35 milliards (eh
> oui, milliards) de dollars de fonds propres, rapportant jusqu'à 15%
> par an, donc une somme équivalente à près d'un quart du budget total
> du Ministère français de la recherche. Et Harvard n'est pas seule : en
> 2006, les dix universités américaines les plus riches représentaient
> une capitalisation de 120 milliards de dollars. L'Etat américain
> dépense donc beaucoup pour des universités dont certaines sont
> pourtant déjà fort riches. Bref, le système est très coûteux : peut-on
> prétendre l'imiter sans s'en donner les moyens financiers ?
>
> Et doit-on même l'imiter ? Si l'on s'en tient strictement au rapport
> coût/bénéfice, l'université française paraît très efficace ! A
> niveau équivalent, malgré des moyens très faibles comparativement, et
> une dépense par étudiant atteignant à peine le tiers des dépenses
> américaines, elle parvient à former des chercheurs et maintenir une
> recherche vivante, en partie grâce à l'acharnement d'universitaires
> qui ont encore la bêtise de croire en leur mission de service public,
> en partie grâce à un enseignement secondaire que le monde nous envie
> malgré nous. Les contempteurs de ce dernier savent-ils que le
> baccalauréat dévalué qu'ils méprisent fait bénéficier son titulaire,
> encore aujourd'hui, de l'équivalence d'une première année d'université
> aux Etats-Unis ? Et si l'on fait référence aux plus prestigieuses
> institutions américaines, que l'on mette leurs budgets et leurs
> résultats en relation avec leurs véritables équivalents français,
> Ecole Normale Supérieure ou Polytechnique, et l'on verra que celles-ci
> coûtent bien moins cher. L'afflux des « cerveaux » aux Etats-Unis, si
> souvent déploré, révèle surtout les faiblesses de l'enseignement
> supérieur américain, incapable de former ses propres cadres dans
> nombre de domaines scientifiques, et contraint de les acquérir à
> l'étranger, en Chine, en Inde... ou en France. On ne peut certes se
> satisfaire de la situation du système universitaire français,
> désastreuse à bien des égards, mais il ne faudrait pas pour autant
> idéaliser le système américain, ni croire que la comparaison
> transatlantique conduit toujours à des conclusions évidentes.
>
> En définitive, les projets actuels sont profondément utopiques; jamais
> les entreprises françaises ne déverseront les milliards d'euros
> nécessaires, ce que leurs homologues américaines ne font de toute
> façon pas, dans un système qui restera sous la tutelle étroite de
> l'Etat, et dont les perspectives de succès sont loin d'être claires.
> En définitive, la loi Pécresse ne garde guère du "modèle américain"
> que la volonté de flexibiliser des recrutements devenus de droit
> privé, le bâton sans la carotte, en somme. Ce n'est certes pas de
> cette façon que l'on parviendra à valoriser le statut des chercheurs,
> ou à dynamiser la recherche. En imposant la présidentialisation à
> outrance d'universités toujours plus contrôlées par l'Etat dans un
> contexte de misère budgétaire, ce n'est pas Harvard que l'on imite,
> c'est l'Académie des Sciences de la défunte Union Soviétique.
Pierre Gervais, diplômé de Princeton et ancien Warren Fellow à
Harvard, est Maître de conférences en histoire américaine (Université
Paris VIII) et membre du laboratoire Mondes Américains (CNRS-EHESS)
La comparaison avec le "modèle américain" fausse le débat sur la loi Pécresse
> Le débat autour de la loi Pécresse sur les universités souffre d'un
> malentendu fondamental, lui-même résultat d'une ignorance profonde en
> France de tout ce qui tient aux Etats-Unis. Ce malentendu est
> malheureusement entretenu par tous ceux à l'extrême-gauche qui voient
> dans les projets actuels un programme néo-libéral d'américanisation de
> l'enseignement supérieur. Disons-le : la loi Pécresse n'a absolument
> rien à voir avec le "modèle américain," et avant d'invoquer l'exemple
> de Harvard, partisans et adversaires de cette loi devraient prendre le
> temps de s'informer sur la façon dont cette honorable institution
> fonctionne.
>
> La première caractéristique de l'université américaine est en effet la
> séparation stricte entre l'évaluation scientifique (confiée aux seuls
> chercheurs dans le cadre d'organes scientifiques indépendants), le
> pilotage stratégique et financier (assuré par des conseils
> d'administration, les boards of trustees, dans lesquels le secteur
> privé a une influence variable, mais pas toujours prépondérante), et
> la gestion administrative et humaine des établissements, relevant de
> présidents et d'administrateurs étroitement subordonnés aux
> différentes instances de contrôle externe mentionnées. Dans tout cela,
> l'Etat n'intervient aucunement. Or, la loi Pécresse consacre un modèle
> inverse, autoritaire et étatiste : tous les choix proprement
> scientifiques restent aux mains de l'Etat central, les pouvoirs de
> gestion et de pilotage sont confiés aux seuls présidents d'université,
> tandis que chercheurs et conseils élus sont marginalisés.
>
> En France, les diplômes sont validés par l'Etat en fonction de
> priorités fixées par l'Etat ; aux Etats-Unis, leur création est libre,
> et leur validation confiée à des experts indépendants choisis par les
> conférences régionales d'universités. En France, le financement de la
> recherche est de plus en plus géré de manière centralisée par l'Agence
> Nationale pour la Recherche, organisme d'Etat dont les experts sont
> nommés par l'Etat, et qui applique à court terme les stratégies
> définies par le Ministère. Quel rapport avec les endowments
> américains, ces fonds gérant de manière indépendante des ressources de
> long terme ? Quel rapport avec les évaluations américaines de projets
> de plus court terme, systématiquement confiées à des chercheurs
> totalement indépendants de l'organisme payeur, a fortiori du
> gouvernement fédéral, et sans volonté de pilotage en amont ? Quant aux
> présidents d'universités américaines, des systèmes complexes
> d'équilibre des pouvoirs les gardent partout sous tutelle, au point
> que celui de Harvard a dû démissionner l'an passé pour avoir froissé
> ses administrés par des propos à tonalité misogyne. Political
> correctness, peut-être, mais l'on est aux antipodes de la
> concentration des pouvoirs proposée en France....
>
> Parlons aussi argent. En 2006, la recherche universitaire américaine a
> été financée à hauteur de... 5% par les entreprises, un pourcentage en
> baisse depuis dix ans, et à 70% par l'Etat fédéral et les Etats
> fédérés! Les 25% restant provenaient pour l'essentiel des ressources
> propres des universités, dont nos gouvernants ne semblent pas avoir
> bien pris la mesure : en 2007, Harvard disposait de 35 milliards (eh
> oui, milliards) de dollars de fonds propres, rapportant jusqu'à 15%
> par an, donc une somme équivalente à près d'un quart du budget total
> du Ministère français de la recherche. Et Harvard n'est pas seule : en
> 2006, les dix universités américaines les plus riches représentaient
> une capitalisation de 120 milliards de dollars. L'Etat américain
> dépense donc beaucoup pour des universités dont certaines sont
> pourtant déjà fort riches. Bref, le système est très coûteux : peut-on
> prétendre l'imiter sans s'en donner les moyens financiers ?
>
> Et doit-on même l'imiter ? Si l'on s'en tient strictement au rapport
> coût/bénéfice, l'université française paraît très efficace ! A
> niveau équivalent, malgré des moyens très faibles comparativement, et
> une dépense par étudiant atteignant à peine le tiers des dépenses
> américaines, elle parvient à former des chercheurs et maintenir une
> recherche vivante, en partie grâce à l'acharnement d'universitaires
> qui ont encore la bêtise de croire en leur mission de service public,
> en partie grâce à un enseignement secondaire que le monde nous envie
> malgré nous. Les contempteurs de ce dernier savent-ils que le
> baccalauréat dévalué qu'ils méprisent fait bénéficier son titulaire,
> encore aujourd'hui, de l'équivalence d'une première année d'université
> aux Etats-Unis ? Et si l'on fait référence aux plus prestigieuses
> institutions américaines, que l'on mette leurs budgets et leurs
> résultats en relation avec leurs véritables équivalents français,
> Ecole Normale Supérieure ou Polytechnique, et l'on verra que celles-ci
> coûtent bien moins cher. L'afflux des « cerveaux » aux Etats-Unis, si
> souvent déploré, révèle surtout les faiblesses de l'enseignement
> supérieur américain, incapable de former ses propres cadres dans
> nombre de domaines scientifiques, et contraint de les acquérir à
> l'étranger, en Chine, en Inde... ou en France. On ne peut certes se
> satisfaire de la situation du système universitaire français,
> désastreuse à bien des égards, mais il ne faudrait pas pour autant
> idéaliser le système américain, ni croire que la comparaison
> transatlantique conduit toujours à des conclusions évidentes.
>
> En définitive, les projets actuels sont profondément utopiques; jamais
> les entreprises françaises ne déverseront les milliards d'euros
> nécessaires, ce que leurs homologues américaines ne font de toute
> façon pas, dans un système qui restera sous la tutelle étroite de
> l'Etat, et dont les perspectives de succès sont loin d'être claires.
> En définitive, la loi Pécresse ne garde guère du "modèle américain"
> que la volonté de flexibiliser des recrutements devenus de droit
> privé, le bâton sans la carotte, en somme. Ce n'est certes pas de
> cette façon que l'on parviendra à valoriser le statut des chercheurs,
> ou à dynamiser la recherche. En imposant la présidentialisation à
> outrance d'universités toujours plus contrôlées par l'Etat dans un
> contexte de misère budgétaire, ce n'est pas Harvard que l'on imite,
> c'est l'Académie des Sciences de la défunte Union Soviétique.
Pierre Gervais, diplômé de Princeton et ancien Warren Fellow à
Harvard, est Maître de conférences en histoire américaine (Université
Paris VIII) et membre du laboratoire Mondes Américains (CNRS-EHESS)
Forum de libre expression d'enseignants et étudiants en philosophie à Toulouse le Mirail :: archives :: Informations archivées
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
|
|